Michel Foucault. La peinture de Manet.
Conference a Tunis, le 20 Mai 1971.
Resume avec illustrations.
Foucault travaillait, parait-il, a un ouvrage sur Manet "Le noir et la couleur" mais n'a
realise qu'une conference, prononcee avec quelques variantes, a Milan en 1967, a Tokyo
et a Florence en 1970, puis a Tunis en 1971. C'est la transcription de l'enregistrement
audio de cette conference qui est presentee ici, sous forme de resume accompagne de
reproductions des tableaux de Manet.
Manet photographie par Nadar (1874)
Manet figure dans l'histoire de l'art, dans l'histoire de la peinture du XlXesiecle, comme celui
qui a modifie les techniques et les modes de representation picturale, de maniere qu'il a rendu
possible ce mouvement de l'impressionnisme qui a occupe le devant de la scene de l'histoire
de l'art pendant presque toute la seconde moitie du XIXe siecle. Mais il a aussi opere des
modifications qui au dela de 1'impressionisme, ont rendu possible la peinture qui allait venir
apres. Cette rupture en profondeur de Manet est plus difficile a situer que l'ensemble des
modifications qui ont rendu possible l'impressionnisme, a savoir, de nouvelles techniques de
la couleur avec l'utilisation de couleurs pures ainsi que de nouvelles formes d'eclairage et de
luminosite. Ces modifications la sont plus difficiles a reconnaitre et a situer, mais on peut tout
de meme les resumer d'un mot: Manet est celui qui pour la premiere fois dans l'art occidental,
au moins depuis la Renaissance, au moins depuis le quattrocento, s'est permis d'utiliser et de
faire jouer, a l'interieur meme de ses tableaux, a l'interieur meme de ce qu'ils representaient,
les proprietes materielles de l'espace sur lequel il peignait.
Depuis le XVeme siecle, depuis le quattrocento, c'etait une tradition d'essayer de faire oublier,
de masquer ou d'esquiver le fait que la peinture etait deposee ou inscrite sur un certain
fragment d'espace qui pouvait etre un mur dans le cas de la fresque ou un panneau de bois ou
encore une toile ou un morceau de papier. C'est ainsi que la peinture a essaye de representer
les trois dimensions alors qu'elle reposait sur un plan a deux dimensions. C'est une peinture
qui privilegiait les grandes lignes obliques et les spirales pour masquer et nier le fait que la
peinture etait pourtant inscrite a l'interieur d'un carre ou d'un rectangle de lignes droites se
coupant a angle droits. La peinture essayait egalement de representer un eclairage interieur a
la toile ou encore un eclairage exterieur, venant du fond ou de droite ou de gauche, de maniere
a nier ou a esquiver le fait que la peinture reposait sur une surface rectangulaire, variant
d'ailleurs evidemment avec la place du tableau et l'eclairage du jour. II fallait nier aussi le fait
que le tableau etait un morceau d'espace devant lequel le spectateur pouvait se deplacer,
autour duquel le spectateur pouvait tourner, dont il pouvait par consequent, saisir un angle ou
saisir eventuellement les deux faces, et c'est pourquoi, cette peinture, depuis le quattrocento,
fixait une certaine place ideale a partir de laquelle on pouvait et on devait voir le tableau.
Ce que Manet a fait, c'est de faire resurgir a l'interieur meme de ce qui etait represente dans le
tableau, ces proprietes, ces qualites ou ces limitations materielles de la toile que la tradition
picturale avait jusque la eu pour mission en quelque sorte d'esquiver ou de masquer. Manet
reinvente, ou peut-etre invente-t-il, le tableau-objet, le tableau comme materialite, comme
chose coloree que vient eclairer une lumiere exterieure et devant lequel ou autour duquel vient
tourner le spectateur.
Il s'agit de montrer cela sur les tableaux eux-memes. Une douzaine de toiles groupees en 3
ensembles :
1. Comment Manet a traite l'espace meme de la toile, comment il a fait jouer les
proprietes materielles de la toile, la superficie, la hauteur, la largeur ; de quelle
maniere il a fait jouer les proprietes spatiales de la toile dans ce qu'il representait sur
cette toile.
2. Comment Manet a traite le probleme de l'eclairage, comment il a utilise, non pas une
lumiere representee qui eclairerait de l'interieur du tableau, mais la lumiere exterieure
reelle.
3. Comment Manet a fait jouer la place du spectateur par rapport au tableau. Pour ce
point, une seule toile est etudiee qui resume toute l'oeuvre de Manet, une des demieres
et des plus bouleversantes : Un bar aux Folies-Bergere.
I. Le probleme de la representation de l'espace
Dans cette toile qui date de 1862, Manet utilise encore toutes les traditions qu'il a pu
apprendre dans les ateliers ou il avait fait ses etudes (chez Couture). A noter cependant que la
toile s'organise selon deux grands axes: un axe horizontal qui est signale par la derniere ligne
de tetes des personnages et les grands axes verticaux des arbres qui sont redoubles ou pointes
par ce petit triangle de lumiere central par lequel se deverse toute la lumiere qui va eclairer le
devant de la scene. Les personnages forment une sorte de frise plate, et la verticalite prolonge
cet effet de frise avec une profondeur relativement raccourcie.
Dix ans plus tard, Manet peint un tableau avec les memes types de personnages, mais tout
l'equilibre spatial s'est modifie. La profondeur est maintenant fermee par un mur epais, bien
signale par les deux piliers verticaux et l'enorme barre horizontale, qui redoublent a l'interieur
du tableau, l'horizontale et la verticale du cadre de la toile.
L'espace est aussi ferme par devant, les personnages se trouvent projetes en avant dans une
sorte de phenomene de relief, et le noir des costumes, de la robe egalement, bloque
absolument tout ce que les couleurs claires auraient pu ouvrir en fait d'espace.
La seule ouverture, tout a fait en haut du tableau, n'ouvre pas sur quelque chose comme le ciel
ou la lumiere, mais sur des pieds, des pantalons etc. C'est-a-dire, le recommencement de la
meme scene, indefiniment, dans un effet de tapisserie, de papier peint, avec l'ironie des deux
petits pieds qui pendent en haut et qui indiquent le caractere fantasmatique de cet espace, qui
n'est pas l'espace reel de la perception mais un jeu de surfaces et de couleurs repandues sur la
toile. Manet a entierement referme l'espace et ce sont les proprietes materielles de la toile qui
sont representees dans le tableau lui-meme.
Francisco Goya: The Third of May 1808, 1814, Madrid, Museo del Prado
Tableau de 1867, anterieur au precedent, mais qui presente deja les memes procedes.
Fermeture violente et appuyee de l'espace par un grand mur qui n'est que le dedoublement de
la toile elle-meme. Tous les personnages sont places sur une etroite bande de terre, avec un
effet de marche d'escalier. Ils sont si pres les uns des autres que les canons des fusils viennent
toucher leur poitrine. II n'y a pas de distance, cependant les victimes sont representees plus
petites que le peloton d'execution, alors qu'elles devraient etre de la meme taille, etant sur le
meme plan. Manet s'est servi d'une technique tres archaique, d'avant le quattrocento , qui
consiste a diminuer les personnages sans les repartir dans le plan.
La perception picturale devait etre comme la repetition, la reproduction de la perception de
tous les jours. Ce qui devait etre represente, c'etait un espace quasi reel ou la distance pouvait
etre lue, appreciee, dechiffree comme lorsque nous regardons nous-memes un paysage. Ici,
nous entrons dans un espace pictural ou la distance ne se donne plus a voir, ou la profondeur
n'est plus objet de perception et ou la position spatiale et l'eloignement des personnages sont
simplement donnes par des signes qui n'ont de sens et de fonction qu'a l'interieur de la
peinture.
4. Le port de Bordeaux, 1871, 66 x 100 cm, Zurich, collection Buhrle.
Dans ce tableau, ce qui se joue, ce sont essentiellement des axes horizontaux et verticaux qui
sont la repetition a l'interieur de la toile de ces axes horizontaux et verticaux qui forment le
cadre meme du tableau. Mais c'est egalement la reproduction en quelque sorte, dans le
filigrane meme de la peinture, de toutes les fibres horizontales et verticales qui constituent la
toile elle-meme, dans ce qu’elle a de materiel.
En isolant cette partie, ce quart, ce sixieme de la toile, l'enchevetrement des bateaux, il y a un
jeu presque exclusif d'horizontales et de verticales, de lignes qui se coupent comme a angles
droits. Ces bateaux sont traites un peu comme dans la serie de variations que Mondrian a
faites sur l'arbre, pendant les annees 1910-1914, a partir desquelles il a, en meme temps que
Kandisky, decouvert la peinture abstraite.
Mondrian, Arbres , 1912
Meme jeu qui consiste a representer sur la toile les proprietes meme du tissu: l'axe vertical du
mat et le banc horizontal redoublent les bords du tableau, mais aussi representation de vrais
tissus avec des lignes horizontales et verticales sur les personnages.
Resume des precedents:
— tapisserie de plantes vertes, pas de profondeur.
— enorme visage trop pres pour etre vu.
— jeu de diagonales tres courtes, ecrasees par les horizontales et les verticales (le banc, la
robe, le parapluie).
Mais il existe une autre fa§on pour Manet de jouer des proprietes materielles de la toile, car la
toile, c'est bien en effet une surface a horizontales et verticales mais aussi une surface a deux
faces, verso/recto.
Les 2 regards sont representes dans deux directions opposees verso et recto, sans qu'aucun des
deux spectacles ne nous soit donne. La toile ne dit au fond que l'invisible.
Le spectateur se trouve en quelque sorte force a tourner autour de la toile, le spectacle est
invisible au dessus des epaules des personnages.
II. Le probleme de Veclairage
9. Le fifre, 1866, 160 x 98 cm, Paris, musee d'Orsay.
La profondeur a ete supprimee, le fifre semble nulle part. L'eclairage vient de l'exterieur de la
toile et plein face comme le prouvent la petite ombre de la main ainsi que celle du pied qui
forme une diagonale avec le fourreau.
10. Le dejeuner sur Vherbe, 1863, 208 x 264 cm, Paris, musee d'Orsay.
Deux systemes discordants et hesitants d'eclairage en profondeur.
11. Olympia, 1863, 130 x 190 cm, Paris, musee d’Orsay.
Pourquoi ce tableau a-t-il fait scandale ? A la difference de la Venus du Titien, ou la source
lumineuse a gauche cree un jeu entre la lumiere et la nudite, dans l'Olympia, il n'y a pas ces
trois elements: la nudite, l'eclairage et le spectateur: c'est notre regard qui eclaire l'Olympia.
Tout spectateur se trouve ainsi implique dans la nudite de la toile .
Olympia ( detail)
Combinaison du jeu sur l'espace et l'eclairage, pas de clair-obscur: toute la lumiere en avant
du tableau, toute l'ombre de l'autre cote. Les trois personnages se tiennent a la limite
ombre/lumiere, interieur/exterieur, vie/mort.
Goya, Las majas en el balcon , 1812, New York / Magritte, Le balcon de Manet , 1950, Gand.
III. Le probleme de la place du spectateur.
13. Un bar aux Folies-Bergere , 1881-1882, 96 x 130 cm, London, Courtauld Institute.
Le reflet du miroir est infidele, il y a distorsion entre ce qui est represente dans le miroir et ce
qui devrait y etre. Trois systemes d'incompatibilites:
1. Le peintre doit etre ici et la.
2. II doit y avoir quelqu'un et personne.
3. II y a un regard descendant et ascendant.
II est impossible de savoir ou le peintre s'est place et ou nous placer nous-memes, rupture
avec la peinture classique qui fixe un lieu precis pour le peintre et le spectateur.
II s'agit la de la toute derniere technique de Manet: la propriete du tableau d'etre non pas un
espace normatif mais un espace par rapport auquel on peut se deplacer. Le spectateur est
mobile devant le tableau que la lumiere frappe de plein fouet, les verticales et horizontales
sont perpetuellement redoublees, la profondeur est supprimee. Manet n'a pas invente la
peinture non-representative mais la peinture-objet dans ses elements materiels.
Edite pour Foucault. info Mars 2002, les notes parfois lacunaires ont ete adaptees pour une lecture plus
aisee, il est done possible que des ecarts apparaissent avec le texte original de la conference, disponible sur
bande audio a 1'IMEC, Paris.
Reedite en Avril 2006 en reprenant les resumes a partir de cette transcription: "La peinture de Manet",
Paris, Editions du Seuil, 2004.
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